Collectif 20 ans barakat Ile de France

 

Libération

 

samedi 30 avril 2005

 

Rencontre

Les Algériens opposés au code de la famille l'appellent code de l'infamie

 

Nadia Kaci, comédienne algérienne, membre du collectif «20 ans barakat», explique pourquoi, malgré quelques avancées dues à la réforme de février dernier, le code de la famille fait de la femme une mineure à vie.

 

Par Anne DIATKINE

 

Vous luttez pour l'abrogation du code de la famille au sein du collectif franco-algérien «Le code de la famille, 20 ans barakat (20 ans, ça suffit)». Quelles ont été les répercussions du code de la famille sur votre vie ?

 

Il m'a fait quitter l'Algérie, vers 20 ans. Il faut bien qu'on comprenne la régression et l'enfermement dans lesquels le code de la famille inscrit les femmes. Je suis partie au début des années 90, en pleine guerre civile. Contrairement à beaucoup, je n'ai pas agi sous la menace, mais sous le poids de la misogynie. Si j'avais pu, je serais restée. Mais je ne voulais plus vivre sous ce code de la famille, voté il y a une vingtaine d'années par une poignée d'hommes, dont les conséquences ont été pleinement visibles et insupportables dès son application car il légalise la discrimination. Il est en totale contradiction avec la Constitution algérienne, qui reconnaît l'égalité entre les hommes et les femmes. On peut se sentir en exil et enfermée dans sa propre ville. Lorsque je vivais à Alger, j'étais cloîtrée, pieds et poings liés. Ce n'est pas le goût du dépaysement ou une curiosité pour Paris qui m'a entraînée dans cette ville où je ne connaissais pas grand monde. J'avais déjà tourné deux films en Algérie, joué dans des pièces de théâtre. Même si la vie artistique et intellectuelle était plus que périlleuse durant cette période, ça marchait plutôt bien pour moi. J'ai des liens affectifs en Algérie, je me sens algérienne avant tout, je ne renie pas du tout mon pays. Je ne prétends pas à un courage fou, mais ce n'était pas rien de prendre le large, de choisir de s'enraciner ailleurs, parce que physiquement on ne supporte plus les effets pernicieux d'un code. Des regards masculins, par exemple. Tellement insistants, obsessionnels, qu'ils nient aux femmes la possibilité de disposer de l'espace public, de se promener simplement dans la rue. C'est une conséquence directe du code de la famille, rebaptisé par tous ceux qui luttent contre, femmes et hommes, code de l'infamie.

 

Pourquoi ce lien entre un regard et le code?

 

Tout simplement parce que les femmes ne peuvent pas occuper la rue. Elle est un espace masculin. Donc, on marche, et les hommes ont le droit de vous reluquer, de vous insulter, de vous toiser. Vous êtes leur proie, sur leur territoire. C'est insoutenable. Et en même temps, c'est normal. Ils ont 20 ans, ils ont été élevés avec le code de la famille et on leur a expliqué qu'ils avaient droit à tout, et que s'ils n'étaient pas dans ce mouvement de domination, ils n'étaient plus des hommes. Evidemment que les Algériens souffrent aussi de ça. Evidemment qu'un grand nombre d'entre eux aimerait avoir des relations équilibrées avec des femmes. Mais ils ont grandi avec le savoir que la femme ne peut pas se marier sans la tutelle d'un homme, que ce soit son père, son frère, le juge ou autre. Comment voulez-vous qu'un jeune de 14 ans obéisse à sa mère lorsqu'il sait qu'il n'est pas sous son autorité ? Ou encore que la polygamie est légale? Quand vous vous mariez, et que vous voyez sur le livret de famille qu'il y a encore de la place pour quatre épouses, alors que la polygamie ne fait pas du tout partie de la culture algérienne, vous succombez. Vous y pensez forcément. Le code de la famille est un appel au crime. Pour preuves : les violences perpétuées sur les femmes ont décuplé en dix ans. Sans compter les agressions verbales. Je suis partie tôt de chez ma famille, mais être une jeune fille célibataire, ça ne se faisait pas, ça faisait désordre.

 

Vous avez pourtant tourné dans Viva Laldjérie, de Nadir Moknèche, portrait de trois femmes qui travaillent, et se passent très bien de tutelle masculine. Ce film, sorti l'année dernière, n'est-il pas une description de l'Alger d'aujourd'hui ?

 

Le film de Nadir Moknèche est très subtil. Il décrit à la fois l'aliénation et son affranchissement. Mon personnage se prostitue en comptant sur un gentil protecteur qui commande son assassinat dans la dernière partie du film. Ce qui est cher payer sa pseudo-liberté. Viva Laldjérie fait chaud au coeur, car si le film désigne la corruption à tous les étages, il montre une vitalité contradictoire, le besoin de s'en sortir coûte que coûte, et surtout que rien n'est figé. Mais je n'aurais jamais pu jouer ce rôle de prostituée si j'étais restée en Algérie. Il a fallu le détour par la France pour que Nadir Moknèche puisse filmer sa ville ainsi. Quand je suis retournée à Alger pour le tournage, ce qui m'a frappée c'est le nombre de femmes qui mendient dans la rue avec leurs enfants. Elles se voilent intégralement par peur d'être reconnues. On n'en voyait pas autant quand je suis partie. Ces femmes de la rue sont quasiment toutes victimes de répudiation. Dans le code de la famille tel qu'il a été adopté en juin 1984, non seulement seuls les hommes peuvent demander le divorce et répudier leurs épouses n'importe quand, mais, de plus, ce sont eux qui gardent le logement et l'autorité parentale. La femme se retrouve à la rue avec les gosses ! Il y a une énorme crise de l'habitat à Alger. C'est vite fait de se retrouver SDF. L'un des effets du code de la famille a été de complètement disloquer les solidarités familiales. Avant, une femme pouvait compter sur ses beaux-parents, ses parents, ses soeurs. Mais avec la répudiation, elle est devenue moins que rien, la honte, une brebis galeuse.

 

La récente réforme du code de la famille, approuvée en conseil des ministres le 22 février, stipule dans son article 72 qu'«en cas de divorce, la femme ayant la garde est maintenue dans le domicile conjugal jusqu'à l'exécution par le père de la décision judiciaire relative au logement». Cela suffit-il à mettre fin à cette situation ?

 

Les femmes dormant sur le trottoir avec leurs enfants augmentent chaque année de manière exponentielle. Même les islamistes ne se sont pas opposés à cet amendement. Qui n'est pas rétroactif. S'il est nécessaire, est-il suffisant ? Le logement est désormais réservé aux enfants, et à celui qui a en a la garde. Mais on peut craindre que les enfants deviennent un enjeu immobilier et que les hommes se battent pour conserver la garde, essentiellement pour ne pas perdre leur logement. Cette réforme du code de la famille contient quelques avancées incontestables. Qui sont incontestablement insuffisantes !

 

Quelles sont les autres avancées ?

 

La polygamie est maintenue, mais elle doit être assortie du consentement préalable des épouses. C'est au juge de vérifier la réalité de ces consentements. Autrement dit, tout dépend du juge sur lequel on tombe ! En ce qui concerne l'héritage, la femme n'a le droit qu'à la moitié de ce qui revient à l'homme. Pourquoi ? Quant au divorce, l'homme peut le demander sous n'importe quel prétexte tandis que la femme doit prouver une déficience sexuelle du mari, une discorde prolongée ou une absence depuis plus d'un an ! La répudiation est maintenue. Tout comme le tuteur matrimonial (wali), qui fait de la femme une mineure à vie. Le changement c'est qu'en dernier recours, ce tuteur peut être une femme. Même s'il n'est que symbolique, ce tutorat matrimonial est une humiliation. Dans un avant-projet, le président Bouteflika avait proposé de le supprimer. Il a reculé pour ne pas s'aliéner une partie de la population convaincue par les islamistes que les femmes sont obligées d'être protégées pour des raisons de sécurité. Il ne faut pas oublier qu'on sort d'une guerre contre les civils qui a fait au moins 150 000 morts et plusieurs milliers de disparus.

 

La société algérienne vous semble-t-elle profondément discriminatoire ?

 

Non. On connaît le rôle des femmes pendant la révolution. Il n'y a rien de fatal dans l'oppression qu'elles subissent. Un exemple: aucun métier n'est interdit aux femmes. Leur niveau d'instruction est supérieur à celui des hommes. Même si elles sont moins bien payées, elles travaillent, elles ont des postes de responsabilité. On sent qu'il suffirait de peu pour faire basculer les mentalités. En février dernier, le code de la famille aurait pu tout simplement être abrogé.

 

En quoi le code de la famille vous empêchait-il de travailler en Algérie?

 

Encore une fois, le code n'entravait pas directement mon travail. Mais son esprit est tellement inégalitaire qu'en tant qu'actrice, j'étais bloquée. Je ne pouvais plus progresser. Etre comédienne, c'est une activité qui engage le corps. S'il est réduit à un objet, autant renoncer. A 17 ans, j'ai connu un petit succès grâce à un téléfilm où, pour signifier la passion, les amoureux s'effleurent la main. Mais tout de même, on me reconnaissait dans la rue et on me jugeait. J'osais me montrer, et même si j'étais entièrement vêtue, j'étais traitée d'exhibitionniste. Autant les femmes étaient encourageantes, autant les hommes me conspuaient. Je l'ai très mal vécu. Je me suis cachée et je n'ai plus voulu faire de cinéma jusqu'à ce que Merzak Allouache me persuade de jouer dans Bab-El-Oued City. J'ai tenté de faire du théâtre où les rôles qui m'étaient proposés ne prêtaient pas à conséquence et ne dérangeaient personne. Sauf le pouvoir en place, susceptible d'être dérangé par n'importe quoi. Je ne voulais pas être sous tutelle, une mineure à vie, comme l'oblige le code.

 

Comment avez-vous pris connaissance du code de la famille ?

 

Totalement par hasard. J'étais partie de chez mes parents, je travaillais dans la seule librairie où il était en vente. Je l'ai lu. Mais il ne faut pas compter sur l'Education nationale pour faire étudier et dénoncer ce code. Beaucoup d'Algériennes ignorent son existence ou n'ont qu'une connaissance très vague de son contenu. Ces vingt dernières années, elles ne prenaient conscience de la restriction de leurs droits juridiques que lorsqu'elles se retrouvaient au tribunal.

 

Comment fonctionne le collectif ?

 

Il comporte une dizaine d'associations et des membres isolés. Chacun peut s'approprier cette campagne. L'objectif est d'obtenir une sorte de brouhaha permanent pour rappeler l'inanité de ce code, qu'il n'aille jamais de soi. Beaucoup d'Algériens ont adhéré à «20 ans barakat», et cet appui masculin prouve qu'il ne s'agit en rien d'une guerre des sexes, mais de dignité pour tous.

 

D'où vient votre désir d'être comédienne ?

 

Ce qui est très étrange, c'est que dans un pays où le corps ne peut pas s'exprimer, où l'on vous enferme, mais où l'on peut voir toutes sortes de films, grâce, notamment, au satellite, il y a des pulsions de vie. Car le désir de jouer, c'est une pulsion, une rafale qui vous emporte. Un oubli de soi. J'ai grandi en regardant d'autres femmes jouer. C'est à la télévision que j'ai découvert Anna Magnani, Gena Rowlands, Sophia Loren, et c'était une telle ouverture... Il y avait d'excellents programmes. Même si le premier baiser était coupé et que le remontage était systématique, on a eu la possibilité de voir des films extraordinaires. Surtout, il y avait la fameuse cinémathèque d'Alger, qui m'a fait aimer le cinéma, aussi bien Truffaut et Resnais que Cassavetes et Hitchcock.

 

Vous alliez seule à la cinémathèque ?

 

Non. Je suis la cadette de la famille et, toute petite, j'étais l'alibi de ma mère pour lui permettre d'aller à la cinémathèque. Elle est sans profession, analphabète, et elle adorait le cinéma. Il n'était pas décent qu'une femme de son âge y aille seule. Son excuse pour entrer dans la salle de cinéma l'après-midi, c'était de sortir sa fille. La programmation était fantastique: entre 1980 et 1988, on a vu tous les films de Youssef Chahine, tout le cinéma italien. De plus, les cinéastes du monde entier se rendaient à la cinémathèque d'Alger rencontrer leur public. Fellini s'est déplacé ! Comme j'étais la plus jeune, j'étais la plus facile à trimballer. Je crois être actrice par hasard, mais des amies me disent qu'enfant, je ne parlais que de ça.

 

Nadia Kaci est comédienne et elle est l'une des marraines en France de la campagne «20 ans barakat (vingt ans, ça suffit)» contre le code de la famille en Algérie. Algérienne, elle vit en France depuis dix ans. Elle est découverte en 1994 dans Bab-El-Oued City, de Merzak Allouache, et travaille ensuite avec Bertrand Tavernier (Ça commence aujourd'hui), Jean-Pierre Sinapi (National 7) et Nadir Moknèche (le Harem de madame Osmane et  Viva Laldjérie). Depuis deux ans, elle interprète au théâtre Femmes en quête de terre, un monologue autobiographique dont elle est l'auteure.

 

Libération le 25 février 2005

Les Algériennes, éternelles mineures
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Profonde déception des mouvements féministes après l'adoption de la réforme du code de la famille : l'aval d'un tuteur sera toujours nécessaire pour se marier

Par José GARÇON  

al'issue de sa réélection en avril 2004, Abdelaziz Bouteflika l'avait promis. Soucieux de se montrer sous son meilleur jour face aux Occidentaux... et de ne pas être en reste avec l'éternel rival marocain, il réformerait le très rétrograde code de la famille. Adopté en 1984 sous le régime du parti unique du FLN (Front de libération nationale), ce texte fait des femmes algériennes les seules mineures à vie des trois pays du Maghreb. En Tunisie, les lois adoptées dès les années 50 par Habib Bourguiba ont fait abolir les inégalités entre hommes et femmes, permettant à ces dernières de revendiquer une liberté inconnue dans le monde arabo-musulman. Au Maroc, les réformes imposées en 2003 par le roi Mohammed VI ont fait nettement baisser la pression sur la femme en lui garantissant des droits réels, même si changer les mentalités féodales prendra du temps.

Retard. Les Algériennes étaient en droit de voir ce retard comblé, elles qui ont pris tous les risques pendant la guerre de libération, avant d'être renvoyées à leurs fourneaux. Pourtant, après sept mois de polémiques, leur déception est grande. Alors que la femme ne pouvait jusqu'ici ni se marier ni accomplir certains actes de la vie quotidienne sans l'aval d'un homme de sa famille (père, frère, oncle, cousin), même moins âgé qu'elle, le nouveau code «maintient le tuteur ­ wali ­ pour le mariage de la femme, y compris majeure» !

Les fortes résistances des religieux, des islamistes et du FLN ont empêché cette suppression du wali de passer le cap du Conseil des ministres. Le chef de l'Etat a donc fini par trancher. Légiférant par ordonnance , il l'a fait adopter mardi, mais au prix d'une concession majeure : le maintien du fameux tuteur. Or sa suppression avait tellement été présentée comme le signal d'un changement vers la modernité que son maintien passe évidemment pour un recul.

«Quatre ans de jacasseries et de débats passionnés aboutissent à une sorte de révolution dans un verre d'eau», résume un éditorial du Quotidien d'Oran. Intitulé «Restons machos», il estime que «l'Etat n'arrive pas à consacrer sa propre Constitution qui affirme l'égalité entre hommes et femmes». Les Algériennes sont aussi déçues par le maintien de la polygamie, même assortie du consentement de l'épouse et d'une vérification par le juge de la réalité de ce consentement et de l'aptitude du mari à «assurer l'équité et les conditions nécessaires à la vie conjugale».

Age légal. En fait, le progrès réel et concret du nouveau code est de s'attaquer au scandale des femmes qui se retrouvent à la rue avec leurs enfants après un divorce : l'époux est dans «l'obligation d'assurer en cas de divorce le logement à ses enfants mineurs dont la garde est confiée à la mère», et non plus au père. L'âge légal du mariage est désormais de 19 ans pour les hommes et les femmes alors qu'il était respectivement de 21 et 18 ans. Même si les juges accordaient souvent une dérogation pour être en conformité avec la charia, qui autorise le mariage dès que la jeune fille est pubère.

Reste que le débat sur ce code a plus à voir avec le politique qu'avec les moeurs. La levée de boucliers contre la suppression du wali ne se limitait pas aux islamistes. Voyant là une réforme qui porterait atteinte à la famille, des imams ­ fonctionnaires de l'Etat ­ l'ont contestée, tout comme les zaouïas, ces confréries religieuses traditionnellement discrètes. Or Bouteflika ne peut s'aliéner ces zaouïas, très influentes dans l'Algérie profonde et sur lesquelles il s'était appuyé pour sa réélection. Il a donc préféré le statu quo, au moment où il va lancer une autre bataille délicate : l'amnistie générale, indispensable aux autorités algériennes pour tourner définitivement la page sur la sale guerre de la décennie 1990

 

 

 

 

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