Le Monde : année 2004
Souad,
Akli et Barbara chantent leur rejet du code de la famille algérien
LE MONDE ,12.04.04
La
chanteuse Souad Décosse a 32 ans. Elle en avait 20 quand elle a fui son pays,
l'Algérie, pour pouvoir se marier avec un Français, au début des années
1990. "J'avais pris de gros risques puisque, selon le code de la famille
algérien, une femme n'a pas le droit de voyager sans l'autorisation de son père,
et encore moins d'épouser un non-musulman", raconte-t-elle.
Elle
pensait pouvoir se réconcilier avec ses origines, qu'elle n'a jamais reniées,
en offrant la double nationalité à sa fille, Maïssam, aujourd'hui âgée de 4
ans. Mais à l'ambassade d'Algérie de Paris le code de la famille l'a rattrapée
: "On m'a dit que ma fille ne pouvait pas obtenir la nationalité algérienne,
raconte-t-elle avec des larmes de colère, parce que ses grands-parents étaient
français. On m'a précisé que si j'avais été un homme elle l'aurait eue
automatiquement."
Alors,
quand des membres de l'association 20 Ans Barakat lui ont proposé de prêter sa
voix à une chanson pour lutter contre le code de la famille, elle n'a pas hésité.
Le nom arabe de cette association, créée en février 2003 et installée à
Dijon, signifie "20 ans, ça suffit", en référence au 9 juin 1984,
jour où fut voté le code.
En
mars 2003, l'association a fait appel à 28 chanteurs avec l'intention de sortir
un single : "Beaucoup de femmes ignorent à quoi elles sont soumises en
vertu de ce code de l'infamie, qui légalise l'infériorisation de la femme et
sa mise sous tutelle par les hommes, indique Fawzia Baba-Aissa, l'une des
fondatrices de 20 Ans Barakat. On voulait une chanson simple et populaire pour
sensibiliser les gens à notre cause. C'est comme ça qu'est né Ouech dek yal
qadi -Eh juge, qu'est-ce qui t'a pris ?-." Tous les artistes sollicités
par l'association répondent présent et offrent leur concours à titre
gracieux. Ils chantent en arabe et
en français, détaillant au fil des couplets les articles du "code sans
espoir". Samira, une autre chanteuse, est née en France mais elle a grandi
en Algérie. Elle n'a pas eu à pâtir du code de la famille directement. C'est
l'expérience de sa tante, divorcée et de fait chassée du domicile conjugal,
survivant avec une "pension minable", qui l'a décidée à chanter
pour 20 Ans Barakat. "Dans les petites villes surtout, où le poids des
traditions est très fort, les femmes répudiées n'ont plus aucun statut, même
si elles sont médecins, explique la jeune femme. Elles ne valent plus rien
parce qu'elles ne sont plus vierges. Leur famille a droit de vie ou de mort sur
elles."
SUR
BEUR TV ET AU CINÉMA
Parmi
les artistes invités par l'association, il y a aussi des hommes : quatre
chanteurs qui ont tenu à manifester leur solidarité. Akli D, habitué des
causes humanitaires, admet que ce projet a un retentissement particulier chez
lui. "A 10 ans, j'étais révolté de voir la soumission et l'obéissance
de ma mère. Je me suis rendu compte qu'on pouvait écouter un gosse de mon âge,
qui connaissait à peine le chemin de la maison, et pas une femme." A ses
yeux, cette loi témoigne de l'endoctrinement de la population algérienne :
"Au nom de la religion, on enferme les femmes. On leur interdit de réfléchir,
et pendant ce temps on reconnaît la polygamie."
Barbara
Luna a, pour sa part, tenu à chanter sa révolte en arabe. D'origine argentine,
elle a travaillé la prononciation pour pouvoir mêler incognito sa voix au chœur
des autres chanteurs :"C'est une cause universelle, dit-elle, il m'a semblé
naturel d'y adhérer."
Sorti
en novembre 2003 en Algérie, et en décembre en France, le clip de Ouech Dek
Yal Qadi passe en boucle sur Beur TV. Il est également projeté avant le film
Viva Laldjérie, de Nadir Moknèche, sorti le 7 avril. On y voit des hommes mais
surtout des femmes joignant leurs mains pour chanter : "Ecoutez la chanson,
elle ne changera pas d'air/ Et qu'on se le dise cette loi est à défaire."
Même si aucune chaîne de télévision algérienne ne diffuse pour l'instant le
clip, les chanteurs espèrent que leur message sera entendu. Et qu'Abdelaziz
Bouteflika, le président sortant réélu vendredi 9 avril, tiendra enfin sa
promesse de réviser le code.
Charlotte
Collonge
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ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 13.04.04
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ARTICLE
PARU DANS LE JOURNAL LE MONDE DU 10.06.04
Libérez
les femmes algériennes !
par
Arezki Metref
Avec le code
de la famille de 1984, ce texte de loi scélérat, la majorité féminine de la
population algérienne est contenue dans un statut de mineures.
Ahmed Ouyahia,
le premier ministre algérien, vendu longtemps par les décideurs comme un jeune
cadre puisé dans le vivier moderniste, vient de déclarer tout à trac que le
code de la famille - alias code de l'infamie - sera certes amendé, mais sans
perdre de vue les principes de "notre religion", l'islam.
La cause est
entendue. Il n'est pas meilleur raccourci pour tomber de Charybde en Scylla. Le
combat mené depuis deux décennies par des femmes et des hommes pour rendre cohérente
la concomitance entre démocratie et droits démocratiques, ceux des femmes
passant par l'abrogation de cette compilation d'archaïsmes, est balayé d'une
pichenette par un chef du gouvernement qui avait gravi les marches du pouvoir
assis sur les baïonnettes anti-intégristes. Preuve que l'on peut barrer la
route du pouvoir aux sectateurs de la charia sans prendre le risque de les
combattre sur le fond.
Si les femmes
algériennes ont encore quelque chose à demander à Allah, c'est de les préserver
de leurs amis. Le reste, elles s'en chargent très bien elles-mêmes. Souvent,
ces dernières années, des milliers d'entre elles l'ont payé de leur vie.
On savait que
la modernité menait à tout mais on ignorait que c'était subordonné à cette
condition essentielle : en sortir ! Force est de constater que les pouvoirs algériens
successifs depuis l'année orwelienne n'arrivent pas à en sortir. Vingt ans après
sa promulgation et son entrée en vigueur le 9 juin 1984, le code de la famille
demeure le point nodal de la société algérienne.
En l'élaborant,
vingt-deux ans après l'indépendance arrachée aussi grâce aux femmes, chose
inévitablement rappelée à la moindre réunion de sa satellitaire UNFA (Union
nationale des femmes algériennes), le FLN faisait faire à l'Algérie un bond
en arrière de quelques siècles. L'aile la plus rétrograde du pouvoir algérien,
l'œil rivé sur les temps de l'obscurité, profitait du climat délétère du règne
blafard de Chadli Bendjedid pour décocher la flèche empoisonnée qu'elle n'a même
pas sortie de son fourreau du temps de la dictature de Boumediène.
La politique
de ce dernier, arrivé au pouvoir par un putsch en juin 1965, manquait
notablement de souplesse démocratique, mais le sens de l'égalité restait
suffisamment fort pour que, à plusieurs reprises entre 1966 et 1979, les
conservateurs essuient des rebuffades dans leur tentative de faire adopter ce
qui deviendra le code de la famille.
Prétendant
ressourcer aux traditions un pays tenté par la perdition occidentaliste, le
code de la famille ne faisait rien moins que formaliser en droit l'infériorité
du statut de la femme par rapport à celui de l'homme. La femme étant le démon,
il convient de la protéger de bonne foi, et d'abord contre elle-même.
S'il était
parvenu au pouvoir, le Front islamique du salut (FIS) n'aurait pas fait pire.
Plus de quatorze siècles après l'avènement de l'islam, le code de la famille
à l'algérienne remettait d'une certaine manière les compteurs à zéro. Il
rendait légal ce qui était licite contre la femme : polygamie, mise sous
tutorat, déni des droits à la succession. Les femmes ne peuvent se marier
librement. Le droit au divorce leur est interdit. L'épouse peut se faire
expulser du domicile conjugal quand l'époux décide de divorcer.
Il fallait
fermer la parenthèse de la guerre de libération dont les nécessités
pratiques et idéologiques abolissaient la suprématie masculine. La supériorité
de l'homme, légitimée par une lecture fondamentaliste de l'islam, ne pouvait
tirer une quelconque justification de l'inégalité des comportements face aux
dangers de la guerre. La femme peut même davantage faire preuve d'héroïsme
que l'homme. Mais ce qui vaut en temps d'exception ne saurait être la règle.
Avec ce texte
de loi scélérat, la majorité féminine de la population algérienne est
contenue dans un statut de mineures. Et comme les paradoxes coûtent moins cher
au conservatisme islamisant que l'expression du talent des femmes à améliorer
le vécu social, y compris et surtout celui des hommes, on remarquera à peine
que ces femmes qu'on relègue dans un statut d'infra-citoyennes sont les piliers
de secteurs névralgiques comme l'éducation et la santé.
Si, comme le
projetaient les stratèges du FIS au cas où ils tiendraient les rênes du
pouvoir, les femmes étaient renvoyées à leurs casseroles et à leurs couches
pour "procréer des croyants", selon la sentence d'Ali Belhadj, un hôpital
sur deux et une école sur deux ne seraient plus en mesure de fonctionner en Algérie.
Le code de la
famille poussé à sa dernière rigueur, cela donne l'Afghanistan des talibans.
Les simili-imams qui ont gravé noir sur blanc, avec le sceau de la république
en prime, l'infériorité de la femme sur l'homme au nom d'un islam bidouillé
en code pénal oublient à dessein que les femmes algériennes, à l'instar de
leurs sœurs des sociétés musulmanes, sont partout où l'humanité bouge pour
se rendre meilleure. Elles sont ouvrières, professeurs, chercheuses, médecins,
maires, ministres. Elles sont là où la modernité s'élabore et se concrétise.
Elles sont là où, parfois, l'homme ne sait pas être.
Rien ne
justifie, vingt ans après son adoption en catimini, que le code de la famille
ne soit pas abrogé. L'Algérie demeure, avec ce boulet, le dernier pays
d'Afrique du Nord à pratiquer une politique névrotique à l'égard de la
femme, discriminée et humiliée. La Tunisie reconnaît de longue date, grâce
au volontarisme de Bourguiba, le statut de citoyennes aux femmes. En janvier
2004, le Maroc de Mohammed VI a modifié la législation en faveur des droits
des femmes.
Pourquoi l'Algérie
reste-elle, à l'égard des femmes, dans la contradiction avec sa propre
Constitution, qui stipule sans aucune équivoque l'égalité des citoyens
"sans discrimination de sexe, de race ou de religion" ? Il en est sans
doute ainsi autant par la prégnance de l'islam dans la société elle-même que
par le fait que le conservatisme sur ce point n'est pas dans le camp exclusif
des conservateurs. Les forces politiques se réclamant de la modernité - qui se
battent, en fait, pour la démocratie - ne font pas de la lutte contre les inégalités
entre hommes et femmes la clé de voûte de leur action. Pourtant, aucune
ouverture sur le monde d'aujourd'hui n'est possible si la moitié de la
population d'un pays reste considérée comme inférieure à l'autre moitié.
Les traditions
islamiques, conjuguées au legs sociétal méditerranéen, placent dans la femme
l'honneur de l'homme. L'évolution de la société algérienne, sous les électrochocs
de la violence politique, montre que la réalité va plus vite que les mentalités
et le droit.
L'honneur,
aujourd'hui, pour les hommes au pouvoir, c'est de cesser de demander qu'on cache
ce sein qu'ils ne sauraient voir. Il faut qu'ils entendent ces femmes qui crient
: "Vingt ans, barakat !", "Ça suffit !".
Arezki
Metref, Écrivain algérien, vit en
France depuis 1994.
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Les répudiées de la République
LE
MONDE | 10.06.04 | 13h26
Une
étonnante cohabitation du droit français et du code de la famille algérien le
permet : la procédure de répudiation est applicable en France à des femmes
immigrées. Témoignages.
Hormis un poster de La Mecque,
les seules photos qui ornent son salon sont celles du mariage de sa fille Sonia,
posant tour à tour en costume kabyle à broderies dorées et en robe blanche à
la française.
Dans cet immeuble de la
banlieue de Lyon, qu'elle n'a jamais quitté depuis son arrivée en France, il y
a vingt-cinq ans, Leila (c'est le prénom qu'elle se choisit) accueille les
visiteurs avec un thé à la menthe et un sourire très doux, presque effacé.
Son mariage
à elle a été un désastre. A 56 ans, cette mère de famille fait partie des
milliers de femmes maghrébines vivant en France que leurs maris algériens ou
marocains ont choisi de répudier en utilisant, parfois frauduleusement, la loi
du pays d'origine.
"Avant de subir moi-même
le code de la famille algérien, je n'y pensais pas. Je n'imaginais pas que ça
pouvait me casser la vie. Que le tribunal, là-bas, m'ait jetée comme un
torchon sale... C'est tellement injuste. Je croyais qu'ici je serais sauvée",
soupire Leila en épluchant la pile de documents estampillés qui racontent,
dans le jargon des gens de robe, son cauchemar personnel. Adopté par le
Parlement FLN, puis promulgué le 9 juin 1984, le code de la famille algérien
fait de la femme une mineure à vie, placée sous le tutorat de son père, de
ses frères ou de son mari. Les dispositions de ce code "font que les
femmes ne peuvent pas se marier librement ; qu'elles n'ont pas droit au divorce
; qu'elles peuvent être mises dehors avec leurs enfants quand le mari décide
de divorcer ; que, chargées d'élever les enfants, elles en ont les obligations
mais non les droits, puisqu'elles ne peuvent ni partager l'autorité parentale
ni avoir une part égale à l'héritage", rappellent, dans une lettre
ouverte au président Bouteflika, les militantes du collectif 20 Ans Barakat
(vingt ans, ça suffit), créé à l'occasion du vingtième anniversaire de
cette loi. "Pour moi, c'est fichu. Mais si, de raconter, ça peut aider
les autres...", hésite Leila.
Bien que sa vie d'épouse et de
mère de famille n'ait pas été un long fleuve tranquille, cette Lyonnaise
d'adoption n'avait d'elle-même "jamais pensé au divorce". Son
mariage tardif en Algérie, "arrangé" par les deux familles en
1979, elle le subit sans protester, de même qu'elle accepte sans broncher de
partir pour la France, où son époux, un Franco-Algérien de vingt ans son aîné,
travaille comme tourneur-ajusteur. Elle ne dit rien non plus quand son mari la
trompe et qu'il prend l'habitude de la frapper - "même devant les
enfants".
Elle réagit à sa manière : "J'étais
soumise à lui, alors je me suis mise à porter le foulard - pour être soumise
à Dieu", dit-elle. Les insultes et les coups n'arrêtent pas pour
autant. Accompagnés bientôt de menaces de divorce. "Il a d'abord fait
sa demande au tribunal de Lyon. Il disait que j'étais fautive",
poursuit Leila, en extirpant un extrait d'acte judiciaire où l'époux se plaint
du "style de vie frisant l'intégrisme religieux" de sa femme, "ce
qui coupait le couple de toute relation sociale". Hélas pour le mari,
le tribunal de Lyon lui donne en partie raison... "Le juge a dit OK pour
qu'on se sépare, à condition, en attendant le divorce, qu'il quitte
l'appartement, que j'aie la garde des enfants et qu'il nous verse une pension
alimentaire", résume Leila. Furieux de ces contraintes, le mari
suspend la procédure et quitte le domicile familial. Leila ne le reverra plus.
Elle enlève son foulard, désormais inutile. "Il envoyait un chèque de
temps en temps, c'est tout." Aux yeux de l'administration française,
le couple est séparé, mais non divorcé.
Trois ans plus tard, alors que
le mari s'est mis en ménage avec une autre femme, à quelques barres
d'immeubles de son ancien domicile familial, Leila apprend, par un coup de téléphone
de sa mère restée au pays, qu'une procédure de répudiation est en cours en
Algérie. "Je ne savais rien, ni du voyage que mon mari avait fait là-bas
ni de sa décision de divorcer", se souvient Leila. En quelques mois,
sa vie bascule à nouveau. Car les juges algériens ont tranché : accusée
d'abandon du domicile conjugal - prétendument situé en Algérie -, elle est répudiée
sans 1 centime d'indemnité. En conséquence, une fois la copie du jugement
enregistrée en France, le versement de sa pension est coupé "du jour
au lendemain". Tout Algérien qu'il soit, le code de la famille a
rattrapé Leila la Lyonnaise et ses enfants français... "Selon la
convention franco-algérienne, promulguée en 1964, tout jugement rendu en Algérie
est exécutoire de plein droit en France, rappelle son avocate, Me
Marie-Noëlle Frery. Dans le cas de Leila, l'acte de divorce algérien a été
envoyé, comme prévu, au parquet général de Nantes. Ce dernier l'a transcrit
automatiquement, sans que le service d'état civil contrôle les conditions dans
lesquelles ce divorce a été prononcé. En général, c'est malheureusement ce
qui se passe. Est-ce que l'épouse a été convoquée ? L'a-t-elle été par écrit,
et à la bonne adresse ? Etait-elle présente aux audiences et, dans le cas
contraire, a-t-elle été représentée ? En clair : personne, côté français,
ne s'assure que les conditions minimum d'un procès contradictoire ont été réunies
avant de transcrire le jugement." En dépit des épreuves qu'elle a dû
traverser, Leila n'est pas l'une des plus malchanceuses. Contrairement à
d'autres, elle dispose d'une carte de séjour de dix ans, régulièrement
renouvelée. A force de batailler, son avocate a réussi à obtenir le rétablissement
du versement d'une pension, d'un montant total de 320 euros mensuels. En
attendant d'arriver, un jour, peut-être, à convaincre le procureur et les
juges français d'écarter la validité du jugement obtenu en Algérie par son
mari... Dans son immeuble, ses voisins maghrébins lui ont tourné le dos. "Chez
les Arabes, une femme divorcée est mal considérée. S'il y a divorce, c'est de
sa faute : elle aurait dû garder son mari, se débrouiller, faire avec...",
explique une de ses filles.
En France, la "cohabitation
juridique" de droits appartenant à des "univers socioculturels
divers, voire contradictoires", selon les termes de l'universitaire
Edwige Rude-Antoine, pose de plus en plus question, s'agissant notamment des
pays du Maghreb - exception faite de la Tunisie, où, depuis 1956, la situation
juridique des femmes est l'une des moins discriminatoires du monde musulman. Les
raisons de cette évolution sont nombreuses. "On est passé, en vingt
ans, d'une immigration de main-d'œuvre masculine à une immigration
structurelle", souligne la juriste, chargée de recherche au CNRS, dans
l'un de ses ouvrages, Des vies et des familles - les immigrés, la loi et la
coutume (Odile Jacob, 1997). Selon le dernier recensement (1999) de l'Insee,
les Marocains sont les plus nombreux (504 096 personnes), suivis de près par
les Algériens (477 482 personnes) et, loin derrière, par les Tunisiens (154
356 personnes).
Ces chiffres n'incluent
pas, évidemment, ceux qui possèdent la nationalité française, Franco-Algériens,
Franco-Marocains ou Franco-Tunisiens. Or, qu'ils (et qu'elles) soient étrangers
ou binationaux, tous sont tributaires de cette délicate "cohabitation
juridique" entre deux systèmes qui, bien souvent, s'opposent.
Longtemps invisibles, car marginales ou occultées, certaines tragédies supposées
personnelles sont placées désormais sous le regard de tous. "Les problèmes
qui jusqu'ici trouvaient des solutions dans la sphère privée font irruption
sur la scène publique : autorité excessive des pères et des époux,
polygamie, répudiation... Autant de pierres jetées dans le jardin de
l'immigration, qui constituent un risque pour les assises de notre démocratie",
ajoute Edwige Rude-Antoine - l'une des rares juristes en France, avec Françoise
Moneger (à Orléans) et Hughes Fulchiron (à Lyon), à s'être spécialisée
depuis plusieurs années sur ces questions de droit international privé. "Il
y a cinq ans, on recevait une ou deux demandes par mois portant sur ces problèmes
de divorce et de répudiation, remarque une militante féministe
algérienne, Feriel Lalami-Fatès, responsable de l'Association pour l'égalité,
créée il y a quinze ans à Paris. Aujourd'hui, ce sont deux à trois cas
qui nous arrivent chaque semaine." Les opinions publiques
auraient-elles changé plus vite que les lois ? "Les femmes nées en
France se montrent plus rebelles. D'autant qu'ici elles disposent de possibilités
d'autonomie plus grandes, notamment sur le plan financier", estime
l'avocate nantaise Marie-Cécile Rousseau, qui a le sentiment, elle aussi, que "les
demandes augmentent", concernant les problèmes d'adoption ou de
divorce. "Il n'y a pas de réponse standard, insiste l'avocate. On
doit jongler en permanence entre les textes, qui évoluent sans cesse, et les
situations, à chaque fois singulières, afin de trouver la solution la moins
pire."
Les textes "de
principe" forment eux-mêmes un maquis aux multiples arcanes. Qu'il
s'agisse de l'article 3 du code civil (dont la Cour de cassation a déduit, dans
un arrêt du 13 avril 1932, que toute personne étrangère, quel que soit son
lieu de résidence, est soumise pour son statut personnel, c'est-à-dire les règles
concernant notamment le mariage et le divorce, à la loi du pays dont elle a la
nationalité) ou de l'article 310 de ce même code civil (qui prévoit, en matière
de divorce, l'application de la loi française lorsque les époux, même de
nationalité étrangère, ont leur domicile sur le territoire français), qu'il
s'agisse de la convention franco-marocaine du 10 août 1981 (qui prévoit,
notamment, que le divorce de deux époux marocains s'établit selon la loi
marocaine, même si le couple réside en France) ou de l'article 5 du protocole
n° 7 de la convention européenne des droits de l'homme (qui pose le principe
d'égalité des droits des époux durant leur mariage et lors de sa
dissolution), seuls les savants ou les initiés peuvent espérer s'y retrouver !
D'autant plus qu'à chacun de ces textes "de principe" peut souvent
s'opposer une règle d'exception... Tout en militant activement pour
l'abrogation du code de la famille algérien, source de bien des maux des deux côtés
de la Méditerranée, la Nantaise Zahia Belhamiti, présidente de l'association
locale des femmes algériennes (ALFA), ne se berce pas d'illusions : "Dans
nos pays d'origine, la tradition et la coutume l'emportent toujours sur la loi.
Même si cette loi leur donne des garanties, beaucoup de Maghrébines n'ont pas
les moyens de la faire appliquer - soit parce qu'elles sont financièrement démunies,
soit parce qu'elles n'ont pas un entourage humain qui les soutient."
La loi, à l'évidence, n'est
pas la seule en cause. "Pour les immigrés de la deuxième ou de la
troisième génération, ceux qui sont nés et ont grandi en France, il y a
quelque chose d'aberrant à devoir traverser la Méditerranée pour aller régler
un litige", souligne la Parisienne Hakima Hafdane, présidente de
l'association franco-marocaine pour l'accès aux droits et à la citoyenneté. "Dépendre
de la loi française ou de la loi marocaine, ce devrait être un choix,
ajoute-t-elle. Car il s'agit bien plus, dans ces affaires, d'un problème
d'identification sociale que d'un problème juridique." Un point de
vue que la juriste Edwige Rude-Antoine n'est pas loin de partager, quand elle
suggère d'étudier la possibilité d'un "droit d'option"qui
pourrait être offert, "peut-être au moment du mariage ?", aux
étrangers et aux binationaux.
"En choisissant la loi
française, beaucoup vont croire, malheureusement, qu'elles trahissent
l'islam", commente Nadia, 23 ans, étudiante à Nantes. Contrairement
à Leila, dont elle pourrait être la fille, c'est "par amour" que
Nadia, licenciée en sciences commerciales, s'est mariée, à Alger, avec un
compatriote "moderne, charmeur, très ouvert". C'est aussi "par
amour" qu'elle l'a suivi en France. Ironie du sort, c'est le mari de
Nadia, comédie libérale oblige, qui fera découvrir à sa jeune épousée
l'Espace Simone-de-Beauvoir, centre féministe nantais, où l'ALFA tient ses réunions...
Mais le masque tombe vite. En fait, le prince charmant n'a pas d'emploi et finit
par admettre avoir été deux fois marié et divorcé. Nadia n'échappe pas,
elle non plus, à la répudiation. Le fait qu'elle ait, par chance, déposé une
demande de divorce à Nantes, avant que son mari ne dépose la sienne à Alger,
est à double tranchant. "Je n'ai pas intérêt à divorcer trop vite :
mon autorisation de séjour est liée à mon mariage", explique la
jeune femme. Quant à l'idée d'un retour à Alger, il n'en est pas question. "Ici,
mon statut est précaire. Mais là-bas, je suis condamnée : que j'habite seule
ou que je retourne chez mon père, je serai une paria. Dans nos pays, divorcée
rime avec prostituée."
Catherine Simon
• ARTICLE
PARU DANS L'EDITION DU 11.06.04
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