En Algérie, un code de la
famille à deux vitesses
Par Arezki METREF
vendredi 11 juin 20
Le Premier ministre algérien
Ahmed Ouyahia, vendu longtemps par les décideurs comme un jeune cadre puisé
dans le vivier moderniste, vient de déclarer tout à trac que le code de la
famille (alias
code de l'infamie) sera certes amendé, mais sans perdre de vue les principes de
«notre religion», l'islam. La cause est entendue. Il n'est pas meilleur
raccourci pour tomber de Charybde en Scylla. Le combat mené depuis deux décennies
par des femmes et des hommes pour rendre cohérente la concomitance entre démocratie
et droits démocratiques, ceux des femmes passant par l'abrogation de cette
compilation d'archaïsmes, est balayé d'une pichenette par un chef du
gouvernement qui avait gravi les marches du pouvoir assis sur les baïonnettes
anti-intégristes. Comme quoi, on peut barrer la route du pouvoir aux sectateurs
de la charia sans prendre le risque de les combattre sur le fond. Si les femmes
algériennes ont encore quelque chose à demander à Allah, c'est de les préserver
de leurs amis. Le reste, elles s'en chargent très bien elles-mêmes.
Souvent, ces dernières années,
des milliers d'entre elles l'ont payé de leur vie. On savait que la modernité
menait à tout, mais on ignorait que c'était subordonné à cette condition
essentielle : en sortir ! Force est de constater que les pouvoirs algériens
successifs depuis l'année orwelienne n'arrivent pas à en sortir. Vingt ans après
sa promulgation et sa mise à exécution le 9 juin 1984, le code de la famille
demeure le point nodal de la société algérienne.
En l'élaborant vingt-deux ans
après l'Indépendance arrachée aussi grâce aux femmes, chose inévitablement
rappelée à la moindre réunion de sa satellitaire Unfa (Union nationale des
femmes algériennes), le FLN faisait faire à l'Algérie un bond en arrière de
quelques siècles. L'aile la plus rétrograde du pouvoir algérien, l'oeil rivé
sur les temps de l'obscurité, profitait du climat délétère du règne blafard
de Chadli Bendjedid pour décocher la flèche empoisonnée qu'elle n'a même pas
sorti de son fourreau du temps de la dictature de Boumediene. La politique de ce
dernier, arrivé au pouvoir par un putsch en juin 1965, manquait notablement de
souplesse démocratique mais le sens de l'égalité restait suffisamment fort
pour que, à plusieurs reprises entre 1966 et 1979, les conservateurs essuient
des rebuffades dans leur tentative de faire adopter ce qui deviendra le code de
la famille. Prétendant ressourcer aux traditions un pays tenté par la
perdition occidentaliste, le code de la famille ne faisait rien moins que
formaliser en droit l'infériorité du statut de la femme par
rapport à celui de l'homme. La femme étant le démon, il convient de la protéger
de bonne foi, et d'abord contre elle-même. S'il était parvenu au pouvoir, le
Front islamique du salut (FIS) n'aurait pas fait pire.
Plus de quatorze siècles après l'avènement de l'islam, le code de la famille
à l'algérienne remettait d'une certaine manière les compteurs à zéro. Il
rendait légal ce qui était licite (hallal) contre la femme : polygamie, mise
sous tutorat, déni des droits à la succession. Les femmes ne peuvent se marier
librement. Le droit au divorce leur est interdit. L'épouse peut se faire
expulser du domicile conjugal quand l'époux décide de divorcer. Il fallait
fermer la parenthèse de la guerre de libération dont les nécessités
pratiques et idéologiques abolissaient la suprématie masculine. La supériorité
de l'homme, légitimée par une lecture fondamentaliste de l'islam, ne pouvait
tirer une quelconque justification de l'inégalité des comportements face aux
dangers de la guerre. La femme peut même davantage faire preuve d'héroïsme
que l'homme. Mais ce qui vaut en temps d'exception ne saurait être la règle.
Avec ce texte de loi scélérat, la majorité féminine de la population algérienne
est contenue dans un statut de mineure. Et comme les paradoxes coûtent moins
cher au conservatisme islamisant que l'expression du talent des femmes à améliorer
le vécu social, y compris et surtout celui des hommes, on remarquera à peine
que ces femmes qu'on relègue dans un statut d'infra citoyennes sont les piliers
de secteurs névralgiques comme l'éducation et la santé.
Si, comme le projetaient les stratèges du FIS, au cas où ils tiendraient les rênes
du pouvoir, les femmes étaient renvoyées à leurs casseroles et à leurs
couches pour «procréer des croyants» selon la sentence d'Ali Belhadj, un hôpital
sur deux et une école sur deux ne seraient plus en mesure de fonctionner en Algérie.
Le code de la famille poussé à sa dernière rigueur, cela donne l'Afghanistan
des talibans. Les simili-imams qui ont gravé noir sur blanc, avec le sceau de
la République en prime, l'infériorité de la femme sur l'homme au nom d'un
islam bidouillé en code pénal oublient à dessein que les femmes algériennes,
à l'instar de leurs soeurs des sociétés musulmanes, sont partout où
l'humanité bouge pour se rendre meilleure. Elles sont ouvrières, professeures,
chercheurs, médecins, maires, ministres. Elles sont là où la modernité s'élabore
et se concrétise. Elles sont là où,
parfois, l'homme ne sait pas être. Rien ne justifie, vingt ans après son
adoption en catimini, que le code de la famille ne soit pas abrogé.
L'Algérie demeure, avec ce boulet, le dernier pays d'Afrique du Nord à
pratiquer une politique névrotique à l'égard de la femme, discriminée et
humiliée. La Tunisie reconnaît de longue date, grâce au volontarisme de
Bourguiba, le statut de citoyennes aux femmes. En janvier 2004, le Maroc de
Mohammed VI a modifié la législation en faveur des droits des femmes. Pourquoi
l'Algérie reste-elle, à l'égard des femmes, dans la contradiction avec sa
propre Constitution qui stipule sans aucune équivoque l'égalité des citoyens
«sans discrimination de sexe, de race ou de religion» ?
Il en est sans doute ainsi autant par la prégnance de l'islam dans la société
elle-même que par le fait que le conservatisme sur ce point n'est pas dans le
camp exclusif des conservateurs. Les forces
politiques se réclamant de la modernité qui se battent, en fait, pour la démocratie
ne font pas de la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes la clé
de voûte de leur action. Pourtant, aucune ouverture sur le monde d'aujourd'hui
n'est possible si la moitié de la population d'un pays
reste considérée comme inférieure à l'autre moitié.
Les traditions islamiques, conjuguées au legs sociétal méditerranéen,
placent dans la femme l'honneur de l'homme. L'évolution de la société algérienne,
sous les électrochocs de la violence politique, montre que la réalité va plus
vite que les mentalités et le droit. L'honneur, aujourd'hui, pour les hommes au
pouvoir, c'est de cesser de demander qu'on cache ce sein qu'ils ne sauraient
voir. Il faut qu'ils entendent ces femmes qui crient : «Vingt ans, barakat!» (ça
suffit !).
Arezki Metref, écrivain algérien
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